[Grand Format] Le grand blues des économistes face aux articles du Monde

[Grand Format] Le grand blues des économistes face aux articles du Monde

Le 9 avril, Le Monde publiait un article sur la supposée « perte d’influence » des économistes dans l’actuelle élection présidentielle. On y retrouve les clichés habituels sur les économistes et la science économique. Décryptage.

La presse française et l’économie, un (long) désamour

Les journalistes français ne sont pas bons pour traiter d’économie. C’est un constat largement partagé parmi les chercheurs en économie. Pour ceux qui décident de se lancer dans la vulgarisation, critiquer un article d’un grand média national pour son indigence est d’une certaine manière un passage obligé. Je suis resté à l’écart de l’exercice jusqu’ici, mais cet article du Monde est un tel concentré des clichés habituels qu’il serait dommage de ne pas en profiter.

Je ne vais pas faire une critique systématique de cet article, alors que j’ai pourtant trouvé de quoi redire à quasiment tous les paragraphes. Je vais surtout me concentrer sur deux aspects, qui concentrent les erreurs habituelles : l’identification de qui sont les économistes, et le message de la discipline.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, un point de contexte : lors des élections présidentielles françaises, il est de coûtume que certains candidats s’entourent d’économistes plus ou moins illustres pour les aider à définir (et défendre) leur programme. Cette année, Benoît Hamon est par exemple entouré de Thomas Piketty et Julia Cagé, Jean-Luc Mélenchon travaille avec Jacques Généreux et Emmanuel Macron est conseillé par Jean Pisani-Ferry.

D’après l’article du Monde, l’influence de ces économistes dans la campagne présidentielle actuelle serait en train de se réduire, dans un mouvement généralisé de défiance vis-à-vis des experts dont le Brexit et l’élection de Donald Trump seraient deux autres avatars. Outre le fait que c’est à mon avis très discutable (j’y reviendrai à la fin), des pans entiers de l’article sont au moins imprécis, voire parfois tout simplement faux.

Sont-ce « les économistes » qui sont concernés ?

Premier problème : l’article s’intéresse à l’influence « des économistes ». Personnellement, je suis économiste, et je n’ai pas le sentiment que mon « influence » soit en train de se réduire – pour la simple et bonne raison que je n’en ai aucune. Et sans faire injure à l’immense majorité de mes collègues chercheurs, peu d’entre nous ont, à titre individuel, une quelconque « influence » dans le débat politique.

Probablement héritée des Lumières, il existe une tradition parmi les chercheurs d’aller vers les pouvoirs publics. Cette tradition paraît saine, car grâce aux découvertes scientifiques, les pouvoirs publics peuvent prendre de meilleures décisions – il semble par exemple naturel qu’un ministre de la santé soit conseillé par des chercheurs en santé publique. Toutefois, ceux qui parviennent à effectivement avoir une « influence » auprès des pouvoirs publics constituent une infime minorité de la masse de ceux qui essaient (et ceux qui essaient ne sont qu’une partie de tous les chercheurs). C’est vrai en économie, mais c’est à mon avis vrai dans toutes les disciplines. De fait, titrer sur « les économistes » alors que l’article ne traite que d’une toute petite minorité loin d’être représentative me paraît déjà problématique.

Un second problème de cet article est que manifestement, il peine à définir ce qu’est un économiste ! On peut notamment lire dans les infographies qui l’accompagnent que Nicolas Baverez serait économiste (alors qu’il a un doctorat en histoire), Philippe Chalmin serait économiste (alors qu’il a un doctorat en sciences humaines), Olivier Babeau serait économiste (alors qu’il a un doctorat en sciences de gestion), Dominique Média serait économiste (alors qu’elle est philosophe).

Pour rappel, un économiste est une personne ayant fait des études d’économie. Pas de gestion, pas de finance, pas de sociologie, de philosophie ou que sais-je encore. D’économie. Donc en plus de s’intéresser à des chercheurs qui ne sont pas représentatifs « des économistes », cet article s’intéresse à des gens qui pour certains ne sont même pas économistes ! Je n’ai rien contre ces personnes, et si elles souhaitent parler d’économie, c’est leur droit le plus entier. Mais parler d’économie et être un expert de la science économique, ça n’est pas la même chose !

Une science économique pas si naïve – quand on prend la peine d’écouter ce qu’elle dit

Outre ces difficultés à identifier précisément qui sont les économistes, cet article tombe dans un travers là aussi particulièrement fréquent : la mauvaise compréhension du message porté par la science économique.

L’ambition de l’article est de défendre l’idée que dans une espèce de geste populiste commune au Royaume-Uni, aux États-Unis et à la France, les économistes seraient en train de perdre en influence dans l’actuelle campagne. Le journaliste explore quatre explications possibles à cette allégation : un manque de culture économique du grand public, un manque de pédagogie des économistes, une perte de crédibilité liée au fait qu’ils feraient « partie du système » et enfin un décalage entre leurs intérêts et ceux d’un certain nombre d’électeurs. Parmi ces hypothèses, certaines remarques très pertinentes sont faites, mais d’autres, par contre… Deux en particulier ont attiré mon attention, tant elles dénotent au mieux une mauvaise compréhension, au pire une ignorance, des connaissances actuelles en science économique.

Ainsi ce paragraphe :

La théorie économique dit ainsi que la liberté des échanges crée globalement plus de richesses que le protectionnisme. Mais elle ne précise pas qu’il puisse y avoir une répartition inégale de cette richesse, car ce n’est pas là affaire de théorie économique, mais d’institution politique.

Juste, non. Laisser entendre que les économistes seraient naïfs sur la question des inégalités est une simplification outrancière. Dès la deuxième année, lorsque l’on enseigne aux étudiants l’optimalité au sens de Pareto1Il s’agit du critère le plus simple utilisé par les économistes pour juger de l’efficacité d’une allocation de ressources., on leur explique que c’est un critère de non-gaspillage mais qu’il ne dit rien de la répartition (et donc des inégalités). Si l’économie dispose de ressources d’une valeur de 100€, que ces 100€ soient utilisés par deux personnes à égalité (donc 50€ chacun) ou si une personne a 100€ et l’autre 0€, du point de vue de l’optimalité c’est pareil – puisque les 100€ sont utilisés en totalité. Mais en terms d’inégalité, c’est bien évidemment tout autre chose. Pourquoi est-ce que les économistes perdraient du temps à expliquer cette subtilité à leurs étudiants s’ils étaient aussi « naïfs » sur la question des inégalités ? On voit bien que ça ne colle pas. Défendre que les économistes seraient inconséquents sur les questions d’égalité me paraît très exagéré.

Surtout, sur le fait que le commerce international augmente la richesse globale mais qu’il y a des gagnants et des perdants à ce même commerce, dire que la science économique « ne le précise pas » est tout simplement faux. Je ne suis pas spécialiste de cette littérature, loin s’en faut, mais dans les cours de commerce international que j’ai eu lors de mon cursus, j’ai un souvenir très clair que c’était l’une des premières grosses limites au commerce dont nous parlait mes enseignants. Et il ne s’agissait pas de pures élucubrations théoriques, c’est un point de littérature qui (en tout cas à l’époque) était empiriquement robuste (donc démontré par des faits solides et convergents). La remarque est d’autant plus forte que j’ai eu ces cours dans ce qui est aujourd’hui la Toulouse School of Economics, qu’on pourra difficilement qualifier d’hostile au libre-échange…

À dire vrai, ce côté obscur du commerce international est tellement reconnu par les économistes qu’aux États-Unis, dans les débats actuels essayant de comprendre pourquoi Donald Trump a été élu, la question de l’existence de perdants à la mondialisation est un fait acquis. C’est un argument que l’on entend aussi parfois en France, lorsqu’est discuté le vote Front National. Je ne sais donc pas où Antoine Reverchon est allé chercher ses informations, mais manifestement, elles sont erronées. C’est aussi le cas lorsqu’il écrit ceci :

L’erreur épistémologique des économistes, relayée par les « gagnants de la mondialisation », est de prétendre que le fonctionnement de l’économie est préalable aux institutions politiques et sociales, et de ne pas reconnaître que des arbitrages sont faits à travers ces institutions, par exemple entre croissance et inégalités.

Là, pareil. On est dans une méconnaissance assez profonde des enseignements de la science économique moderne. Dire qu’il a existé (voire existe encore) certains économistes ayant une vision « naturaliste » de l’économie, pourquoi pas. Mais prétendre que c’est le fonctionnement normal de la discipline aujourd’hui est là aussi parfaitement faux.

Prenons le cas des marchés. Pour un économiste, le marché est le « lieu » (pas forcément géographique) où se passent les échanges entre les acheteurs et les vendeurs. Si un certain nombre de propriétés sont respectées, le prix de marché qui émerge de toutes ces transactions agrège toute l’information disponible dans l’économie à un instant [latex]t[/latex]. Pour le dire autrement, les prix sont des vecteurs d’information.

Toutefois, dans la réalité ces conditions pour que les prix soient de parfaits vecteurs d’informations sont rarement réunies. Il existe ainsi de nombreuses défaillances de marché, dont l’une des conséquences est de distordre les prix (et donc d’amener les agents économiques à prendre de « mauvaises » décisions). Pour corriger ces défaillances, cela fait quasiment un siècle (depuis 1922 exactement) que l’on a proposé d’utiliser… l’État. Et quand je dis « on », je ne parle pas de quelques économistes gauchistes ultra-minoritaires, je parle de mécanismes partagés par tous les chercheurs et qui font aujourd’hui très largement consensus. Faire intervenir l’État pour corriger une « défaillance naturelle », j’ai du mal à voir en quoi cela serait cohérent avec une conception « naturaliste » de l’économie. Mais il est possible d’aller encore plus loin.

Lorsque l’État essaie de corriger ces défaillances, les économistes sont parfois capables de lui fournir une sorte de recette de cuisine dont ils savent qu’elle fonctionnera – si elle est appliquée correctement. Mais l’État est aux mains de politiciens, dont les intérêts ne sont pas nécessairement alignés sur ceux du reste de la population. De fait, il rare que la recette de cuisine soit appliquée parfaitement2Ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose, les chercheur n’ayant pas la légitimité démocratique des élus.. Pour essayer de rendre compte de ces contradictions entre l’intérêt collectif et l’intérêt des politiciens, dès les années 1950 des économistes ont développé l’économie politique et la théorie des choix publics. Si je reviens sur le cas du libre-échange, on nous dit que la science économique serait aveugle à en percevoir les mécanismes politiques. Dans la réalité, la vision consensuelle des économistes sur le sujet est que les perdants, souvent peu nombreux, ont tendance à former des coalitions politiques très actives pour défendre leurs intérêts. Les gagnants, souvent très nombreux et dont les gains sont individuellement faibles, forment rarement de telles coalitions. De fait, la défense des intérêts des perdants est nettement plus efficace, ce qui génère une sorte de « tropisme » en faveur de ces derniers3Dire cela n’est pas porter un jugement. Il s’agit d’une description de l’état de la littérature, elle-même fondée sur de nombreuses preuves empiriques. Chacun peut en penser ce qu’il-elle veut. Argumenter que cette vision des choses « [prétend] que le fonctionnement de l’économie est préalable aux institutions politiques et sociales, et [ne reconnaît pas] que des arbitrages sont faits à travers ces institutions« , il n’est pas besoin d’expliquer pour voir que c’est tout simplement faux.

Défendre l’idée que les économistes concevraient l’économie dans un espèce de « vide social » et politique est un parfait non-sens, en tout cas compte tenu de l’état de la discipline en 2017.

Rationalité et rationalité, la confusion habituelle…

La deuxième grosse erreur que j’ai repéré est l’habituel contresens sur ce qu’est la rationalité pour un économiste :

L’autre erreur des économistes est de penser que chacun agit comme « Homo œconomicus » en suivant une fonction de satisfaction. Or, celle-ci ne s’incarne pas forcément dans sa seule dimension économique.

À la décharge d’Antoine Reverchon, cette histoire d’homo œconomicus est probablement l’un des aspects les moins bien compris de la discipline. Toutefois, en tant que journaliste on aurait pu s’attendre à ce qu’il creuse un peu plus le sujet, pour éviter de tomber dans le même piège que tous les autres. Raté.

Première chose : qu’est-ce donc, cette histoire d’homo œconomicus ? Ce terme décrit le modèle de rationalité utilisé par les économistes pour modéliser le monde social. Ce modèle dit que les êtres humains ont des objectifs, et qu’ils cherchent à atteindre ces objectifs en utilisant les ressources à leur disposition – et c’est cet angle que les économistes utilisent pour étudier le réel4Cela ne signifie pas que d’autres « lunettes », comme celles du sociologue, du psychologue ou de l’historien n’ont pas d’intérêt. Bien au contraire : regarder le ciel avec un radio-téléscope n’empêche pas de l’observer avec un télescope optique classique – les deux se complètent même. Ici, c’est exactement la même chose.. La « fonction de satisfaction » dont parle Antoine Reverchon s’appelle une fonction d’utilité, et elle représente les préférences des agents économiques (ce qu’ils aiment, ce qu’ils n’aiment pas). Dire que les agents économiques n’agiraient pas selon leurs préférences est un non-sens, puisque l’on définit cette fonction comme ce qui constitue justement le moteur de l’action humaine5De manière un peu plus technique, l’existence d’une fonction d’utilité n’est pas une hypothèse mais une axiomatique. C’est comme décider de regarder le ciel avec un radiotéléscope ou un télescope optique : aucun des deux n’est « faux », mais on verra des choses différentes avec les deux technologies. Regarder le monde social sous l’angle de la « rationalité » est un angle parmi d’autres, dont on sait qu’il peut dire beaucoup.. La vraie question n’est donc pas tant si les agents « suivent » une fonction d’utilité, mais de savoir quelle fonction d’utilité ils « suivent » exactement.

Vous remarquerez que j’ai utilisé des guillemets à « suivre ». La raison est simple : les modèles sont comme des cartes, et donc sont nécessairement simplifiés. De fait, aucun modèle n’est jamais une description ontologiquement juste (« réaliste ») de la réalité. Par exemple, le modèle qui dit que la matière est constituée d’atomes : personne n’a jamais observé d’atomes. Ce qu’on a observé, ce sont les résultats d’expériences qu’on ne peut expliquer qu’à l’aide d’une théorie dans laquelle on postule l’existence d’atomes. Cela ne signifie pas que les atomes n’existent pas, et encore moins que la théorie atomique n’a aucun pouvoir explicatif ; cela signifie que la notion « atomes » est ce qu’utilise le cerveau des humains pour décrire les phénomènes au niveau de la matière. C’est la même chose avec homo œconomicus, ou tout autre modèle : il ne s’agit pas d’une description « réaliste » des choses. Il s’agit d’une description suffisamment cohérente avec un certain nombre d’observations empiriques. Il faut donc toujours avoir en tête que le modèle de rationalité optimisatrice des économistes n’a pas besoin de supposer que les humains optimisent réellement une fonction d’utilité ; il suffit de montrer que les prédictions faites par ce modèle sont plutôt cohérentes avec un certain nombre d’observations empiriques (mais ça sera l’objet d’un autre article !). Pour cette raison, je pense que l’argument d’Antoine Reverchon tombe à l’eau.

Il en va de même pour le second, lorsqu’il dit que cette fonction de satisfaction ne serait pas uniquement constituée d’une « dimension économique« . Il l’écrit comme s’il s’agissait d’une découverte majeure, ou d’un impensé rhédibitoire de la discipline. En réalité, les fonctions d’utilité sont suffisamment souples pour modéliser virtuellement tout ce qu’on veut ; dès les années 1960, on a par exemple modélisé des fonctions d’utilité dans un couple en considérant que l’un des arguments de ces fonctions était tout ou partie de la fonction d’utilité de l’autre conjoint. Moi-même, dans le cadre de ma thèse, je modélise des phénomènes psycho-sociaux dans la fonction d’utilité de mes agents ; c’est tellement peu coûteux à faire que c’est aujourd’hui un champ de recherche aussi actif que diversifié.

Souvent, le modèle d’homo œconomicus fait l’objet d’une confusion assez pénible, puisque beaucoup pensent qu’il nécessite que les individus soient égoïstes. Or, comme je viens de l’expliquer, cette hypothèse est parfaitement inutile. La logique est assez simple : puisque la fonction d’utilité représente les préférences de l’individu, je n’ai qu’à dire qu’il aime aider les autres. Ou que c’est important pour lui de participer au collectif. Ou que ses proches soient heureux. Et ainsi de suite. D’un point de vue technique/mathématique, c’est très peu coûteux à modéliser (à tel point que dans certains cas, c’est même trivial).

Enfin, j’ai également remarqué ici et là des phrases suggérant que pour l’auteur, « être rationnel » signifie « être logique ». Dans le langage courant, c’est effectivement le cas. Mais il faut toujours se méfier du sens d’un mot courant dans les disciplines scientifiques, du fait de l’existence d’un jargon (scientifique). Pour un économiste, être « rationnel » signifie chercher à atteindre ses objectifs avec les ressources dont on dispose. Une fois encore, il n’est pas nécessaire de faire la moindre hypothèse sur le fait que les agents seraient « intelligents » ou dotés de capacité de calcul hors du commun. Mais le sens de « rationnel » pour un économiste et pour le langage courant n’est pas le même.

De quoi cet article est-il la marque ?

Dans l’ensemble, je pense que l’on peut dire que cet article pourrait être mieux : méconnaissance de qui sont les économistes, choix d’un échantillon largement non représentatif sans en faire mention (l’auteur en a-t-il d’ailleurs conscience ?), arguments fondés sur des prémisses fausses, méconnaissance de l’état de la discipline. Une fois encore, l’économie traitée par la presse souffre – mais on commence à en avoir l’habitude.

Cela dit, je ne voudrais pas me limiter au seul constat des problèmes dont souffre cet article. J’aimerais essayer de réfléchir à pourquoi Antoine Reverchon a rédigé cet article de cette manière. Car je pense que cela dit des choses sur le fonctionnement du monde médiatique.

En premier lieu, il existe un biais médiatique assez fort : les journalistes n’ont tendance à ne voir que ce que traitent les médias. Et l’on sait que les médias ne traitent pas l’information de manière exhaustive. Il s’agit d’entreprises privées, devant vendre, et qu’on le veuille ou non, le spectaculaire fait davantage vendre que les non-évènements (ou les choses qui fonctionnent normalement) ; c’est notamment illustré par l’échec commercial patent de l’information dite positive. Un article sur deux politiciens qui s’écharpent fera forcément plus d’audience qu’un article sur deux politiciens qui sont d’accord. Ce filtre, bien réel, s’applique aussi aux économistes. En l’occurrence, je pense qu’une partie non-négligeable de l’analyse de cet article s’applique non pas « aux économistes » mais « aux économistes médiatiques » (et ça n’est pas la même chose). Réduire la discipline à ses seules têtes de gondole est excessif, mais c’est un travers malheureusement assez fréquent (et l’économie n’est pas la seule à en souffrir, comme l’illustre la polémique récente autour d’Idriss Aberkane).

Pour ce qui est la science économique, ceux qui écument les plateaux sont souvent soit tout sauf des économistes (comme Nicolas Baverez, qui est historien), soit des économistes usant l’argent public pour financer un projet obscurantiste et idéologiquement orienté. Quid des économistes « normaux », ceux qui représentent l’économiste moyen ? À part peut-être Philippe Aghion et Jean Tirole, je n’en vois pas ayant un poids médiatique conséquent. C’est à mon sens aussi dommage que dangereux. Dommage, car on passe complètement à côté de la richesse de la discipline. Dangereux, car en réduisant la science économique à ce qui est discuté sur les plateaux télé ou dans les salons parisiens, on en vient à faire des contresens monstrueux sur ce qu’elle dit vraiment. Cela conduit à diffuser des idées fausses dans la société, et sans dire que ce soit voulu (je ne pense pas que ça le soit), c’est un état de fait qui arrange quand même bien les médias : c’est forcément plus vendeur d’avoir des histoires de clashs, de chapelles qui s’affrontent et d’économistes « influents » qui perdent leur influence – alors que l’immense majorité des chercheurs n’ont aucune influence passée la porte de leur laboratoire.

C’est d’ailleurs pour donner la parole à ces chercheurs habituellement inaudibles et qui constituent pourtant le gros des bataillons que j’ai lancé Carnets d’Économistes, le podcast audio de The Signal. À ma connaissance, je suis le seul à offrir une heure de temps de parole à des économistes qui n’écument habituellement pas les plateaux télé pour leur permettre de présenter leurs travaux.

Une influence en perte de vitesse. Mais quelle influence ?

Enfin, sur le propos même de cet article d’une supposée perte d’influence des économistes, je suis on ne peut plus dubitatif. Je comprends bien l’argument consistant à essayer de raccrocher au Brexit et à l’élection de Donald Trump une supposée perte d’influence des économistes français, mais je n’y crois pas. Car cet argument présuppose que ces économistes aient un jour eu une quelconque influence ; et je doute que ç’a été le cas un jour. Thomas Piketty, un temps approché en 2011 par l’équipe de François Hollande pour mettre sur pied une grande réforme fiscale, a finalement reçu une fin de non-recevoir.

Le seul exemple que j’ai en tête d’économiste ayant eu une influence réelle sur les politiques publiques au cours des dix dernières années est Philippe Aghion, qui a participé à la loi dont l’objectif était de donner une autonomie supplémentaire aux universités. Mais compte tenu de la manière improbable dont il est entré en contact avec Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignent Supérieur et de la Recherche de l’époque, je pense qu’il faut se garder d’y voir une forme de systématisme (même si j’entends bien qu’un certain nombre d’économistes ont l’oreille d’hommes et de femmes politiques ; dire que cela se traduit automatiquement en des politiques économiques concrètes me paraît déjà être autre chose).

Dans l’ensemble, si vous souhaitez vous informer sur l’économie, malheureusement ça n’est pas la presse française qui vous y aidera. Comme on le voit, dès lors que l’on tente de creuser un peu, les connaissances deviennent friables, les définitions imprécises, et on aboutit à de dramatiques contresens. Cela dit, c’est assez logique : seulement 6% des journalistes économiques français avaient, en 2008… un diplôme du supérieur en économie. J’entends bien qu’il n’est pas nécessaire d’être diplômé d’un domaine pour en parler de manière intéressante, mais si virtuellement personne ne l’est, ne s’exposons-nous pas à quantité d’articles de ce type ?

Je rêve que la presse économique française soit capable de produire une analyse économique digne de ce nom. Vraiment. Car cela ne pourra qu’être meilleur pour notre démocratie. Et même si je n’ai épargné personne avec cet article, il ne s’agit pas d’un coup de gueule, ni d’un billet d’humeur ; je suis sincèrement à la recherche des causes de ce décalage abyssal entre les médias et les chercheurs, en espérant, peut-être, de proposer un jour une solution qui fonctionnera. Ma démarche se veut en tout cas comme constructive, et j’espère qu’elle sera perçue comme telle.